Vivre avec Picasso

« Et alors j’ai compris que c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus esthétique ; c’est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. Le jour où j’ai compris cela, je sus que j’avais trouvé mon chemin ».

On a tant écrit sur les liens entre Picasso et les Arts d’Afrique…La genèse du cubisme, les Demoiselles d’Avignon, les ruptures formelles, les solutions plastiques. Il faudra y revenir bien sûr…Picasso aura surtout su retrouver une autre dimension, plus instinctive, celle de l’objet magique, cet intermédiaire entre l’homme et les forces qui l’entourent. Et avec cela, l’accès à l’idée même de la fonction de l’art, qui nous réinscrit dans un rapport intime à l’univers visible et invisible.

Ecoutons Picasso, dont Françoise Gilot, qui fut sa compagne, nous porte un portrait intime passionnant dans son roman « Vivre avec Picasso ».

« J’ai horreur de ce jeu esthétique de l’oeil et de l’esprit, auquel se complaisent les connaisseurs, ces mandarins qui « savent apprécier » la beauté, déclara Pablo. Qu’est ce que la beauté, en fait ? Elle n’existe pas. Je n’apprécie rien, je ne trouve rien agréable. J’aime ou je hais. Quand j’aime une femme, cela déchire tout, et en particulier ma peinture. Tout le monde me critique parce que j’ai le courage de vivre ma vie au grand jour, en détruisant plus que d’autres, peut être, mais aussi avec plus d’intégrité et de vérité. Ce qui m’irrite encore plus, c’est que sous prétexte que je n’ai pas de complexes et que je mène ce genre de vie, tout le monde croit que je n’aime pas ce qui est raffiné.

Quand j’ai découvert l’art nègre, il y a quarante ans, et que j’ai peint ce qu’on appelle mon Epoque nègre, c’était pour m’opposer à ce qu’on appelait « beauté » dans les musées. A ce moment-là, pour la plupart des gens, un masque nègre n’était qu’un objet ethnographique. Quand je me suis rendu pour la première fois avec Derain au musée du Trocadéro, une odeur de moisi et d’abandon m’a saisi à la gorge. J’étais si déprimé que j’aurais voulu partir tout de suite.

Mais je me suis forcé à rester, à examiner ces masques, tous ces objets que des hommes avaient exécutés dans un dessein sacré, magique, pour qu’ils servent d’intermédiaires entre eux et les forces inconnues, hostiles, qui les entouraient, tâchant ainsi de surmonter leur frayeur en leur donnant couleur et forme.

Et alors j’ai compris que c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus esthétique ; c’est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. Le jour où j’ai compris cela, je sus que j’avais trouvé mon chemin.

Et puis les gens ont commencé à juger ces masques en termes esthétiques ; maintenant, tout le monde répète qu’il n’y a rien de plus beau, et ils ne m’intéressent plus. S’ils ne sont qu’esthétiques, alors je préfère un objet chinois. En plus ce truc de Nouvelle-Guinée me fait peur. Il doit aussi faire peut à Matisse, et c’est pour cela qu’il veut tellement me le donner. Il mense, sans doute, que je saurai mieux que lui l’exorciser. (…) Pablo était vexé que Matisse pût croire que « cette chose » lui convenait mieux qu’un objet chinois. Il lui déplaisait que Matisse se considère comme un peintre intelligent et ne voie en lui qu’un être d’instincts. A la fin, Matisse fit livrer l’objet à Vallauris. Lorsqu’il l’eut en sa possession, Pablo l’aima, et nous fîmes une visite à Matisse pour le remercier ».

Françoise GILOT et Carlton LAKE, « Vivre avec Picasso »

Et pour aller plus loin sur Picasso et les arts premiers, voir par exemple l’excellent article de Valérie ODDOS à l’occasion de l’exposition « Picasso primitif » du Quai Branly en 2017 :

https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/picasso-et-l-art-dit-primitif-son-compagnon-d-atelier-au-quai-branly_3363231.html

David Écrit par :

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